L’économie du savoir : la nécessaire coopération Jean-Pierre Archambault
Dans Le Droit de lire1, Richard Stallman nous fait découvrir le
monde étrange de Dan et Lissa, dans lequel les ordinateurs
possèdent tous des dispositifs techniques de protections, des
“moniteurs de copyright”, reliés à une Centrale des licences. L’ordinateur
de Lissa est en panne, or elle en a absolument besoin pour son projet de
mi-session. Si Dan prête le sien à Lissa, la fille qu’il aime, elle pourra
lire ses livres. C’est interdit. Il risque de se faire pincer par la SPA (l’au-
torité de protection des logiciels) et donc d’aller en prison. Et puis,
comme à tout le monde, on lui a enseigné dès l’école primaire que par-
tager des livres est mauvais et immoral – une chose que seuls les pirates
font. En cours d’histoire, Dan a appris qu’il y a eu, dans un passé loin-
tain, des bibliothèques où l’on pouvait lire gratuitement des livres ou des
articles de journaux, et qu’en ces temps bénis on pouvait partager à plu-
sieurs le plaisir d’écouter de la musique. Il y a aussi appris que certains
petits malins, au nom de cet âge désormais révolu, s’étaient amusés à
créer des logiciels permettant de désactiver les moniteurs de copyright.
Prêt payant dans les bibliothèques, taxes sur les supports amovibles
de stockage, mise en place de dispositifs techniques de protection et,
comble de l’absurdité, de mesures pénales contre le contournement de
ces dispositifs de protection contre la copie privée. Les attaques contre ce
droit fondamental dont dispose chaque citoyen à avoir accès au savoir et
à la culture, quels que soient ses revenus et ses moyens, se multiplient
sous prétexte de lutte contre le piratage. si cette allégorie de Richard
Stallman date de 1997, elle est aujourd’hui devenue une réalité.
Mais l’on rencontre aussi cette réalité dans la sphère de la produc-
tion des richesses. Que l’on songe à ces assauts répétés pour instaurer en
Europe la brevetabilité des logiciels. Quitte à entraver l’innovation.
Quitte à plonger les programmeurs dans un monde absurde quand on sait
que chaque logiciel est le résultat cumulatif de l’assemblage de milliers
L’ “impensable” fait son chemin. Jusqu’où ? Ses artisans sont-ils en
position de force, ou mènent-ils des combats d’arrière-garde, à l’échelle
du temps long du mode de production ? Un regard sur l’“économie du
savoir” aidera à répondre à la question. L’économie du savoir qui émerge
et dans laquelle des règles du jeu issues de la société industrielle sont
1. Olivier Blondeau, Florent Latrive, Libres enfants du savoir numérique, anthologie du
remises en cause, les rapports de force se transforment. Dans son intro-duction au rapport sur la société de l’information, Christian de Boissieu,président délégué du Conseil d’analyse économique, note qu’“alors queles nouvelles technologies de l’information et de la communicationdevraient en principe déboucher sur un fonctionnement plus efficace del’économie de marché, elles distillent en fait les ingrédients d’une éco-nomie publique parce qu’elles s’accompagnent d’économies d’échelle,d’effets de réseaux, etc., appelant, d’une manière ou d’une autre, desrégulations publiques”2. Portons donc un regard sur cette économie nou-velle dont l’un des maîtres mots est, paradoxalement, coopération.
L’économie du savoir
Par économie du savoir, de la connaissance, on ne désigne pas ici
l’économie spécifique du bien économique particulier qu’est la connais-sance mais l’économie en général telle qu’elle devient quand la connais-sance est sa composante décisive.
La production de biens matériels est loin d’être devenue anecdo-
tique, y compris dans les sociétés développées, contrairement à ce quecertains discours pourraient laisser croire. Mais la part de l’immatériel,de l’informationnel, du travail intellectuel et de la recherche et dévelop-pement dans les processus de création de l’ensemble des richesses crééeset dans les richesses créées ne cesse de croître. Corrélativement, le tempsnécessaire à la reproduction-fabrication ne cesse, lui, de diminuer. Leconsensus se fait pour dire que nous sommes entrés dans l’économie dela connaissance. Cela vaut pour tous les secteurs économiques, qu’ilsproduisent des biens industriels classiques, des services, ou de laconnaissance. Certes, les savoirs ont toujours joué un rôle dans la pro-duction. Ainsi les sciences. Mais leur impact était limité au XIXe siècle. Il y a cette tendance séculaire à l’augmentation de la part du capitalintangible (éducation, formation, innovation.). Ainsi la croissance ducapital physique par heure travaillée représentait 2/3 de la croissance dela productivité du travail dans la deuxième moitié du XIXe siècle, maisseulement de 1/5 à 1/4 au XXe siècle. Les technologies de l’informationet de la communication (TIC) ont contribué à accélérer cette tendancedans les vingt dernières années, dans la mesure où elles sont la conditionnécessaire qui facilite et permet à grande échelle des évolutionsmajeures. Le changement est dans la quantité des savoirs produits, lacomplexité des produits fabriqués et dans l’organisation des acteurs dansla dynamique de la production des connaissances.
Dans son rapport La France dans l’économie du savoir3, le
Commissariat général du Plan indique qu’“à l’échelle de l’entreprise, ilest de plus en plus clair que l’avantage compétitif repose avant tout sur lescompétences de ses ressources humaines et la capacité à se doter d’uneorganisation apprenante, qu’il a pour principal ressort la dynamique du
2. Nicolas Curien, Pierre-Alain Muet, Rapport sur la société de l’information, Conseil
d’analyse économique, La Doc. française, 2004.
3. La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique collective, rapport
Commissariat général du Plan, La Doc. française, 2003.
savoir et des compétences, qu’il suppose le partage des savoirs”. Trois approches
Le Commissariat général du Plan dégage trois approches complé-
mentaires pour caractériser l’“économie du savoir”.
Une première met l’accent sur l’innovation, l’accélération du rythme
des innovations. Supposant réactivité et qualité, la capacité à innover est
un critère déterminant4. Les TIC favorisent l’accélération de l’innovation,
des procédés et des produits, car elles sont des technologies génériques :
outils de simulation, de visualisation, de conception, de modélisation, de
traitement de l’image, de calcul ; langages, algorithmes. des technologies
devenues incontournables et massivement utilisées.
Une deuxième approche souligne le caractère collectivement dis-
tribué du mode de production de la connaissance, dont le rôle s’accroît
sans cesse. Les entreprises se doivent d’être apprenantes, dans un
décloisonnement recherche-production, et une mise en relation avec les
partenaires extérieurs, une mise en réseau de l’entreprise qui devient
entreprise étendue. La capacité des individus et des organisations à
mobiliser effectivement leurs savoirs qui se reflètent dans des compé-
tences opérationnelles est déterminante. La gestion et le développement
des connaissances deviennent de plus en plus des objectifs en soi. Il y a
toujours eu la formation, le bureau des méthodes. On parle maintenant
de “knowledge management”. Nécessité dans l’économie du savoir,
même si des discours convenus ou instrumentés, des effets de mode ne
sont pas absents. Il faut capitaliser les connaissances. D’abord repérer
les connaissances cruciales. Puis les préserver, c’est à dire les modéliser,
les formaliser et les conserver. Ensuite les valoriser au service du déve-
loppement de l’entreprise, en les rendant accessibles selon des règles de
confidentialité, les diffuser, les exploiter, les combiner, en créer de nou-
velles. Il faut bien entendu les actualiser. Enfin, le management des
connaisssances se positionne dans l’interaction entre les phases précé-
dentes. Tout projet de knowledge management nécessite la construction
d’un système d’information stratégique capable d’acquérir l’information,
la traiter, la visualiser, la diffuser à la bonne personne et cela au moyen
d’une interface unique de recherche d’informations.
Les TIC sont ici le support à une production plus collective et plus
interactive des savoirs et les compétences, longs à acquérir et difficiles à
transférer. Elles permettent des pratiques innovantes en réseau, dans des
intranets ou dans le “grand Internet”. Y contribuent les outils de commu-
nication, de groupeware et d’apprentissage collectif. On peut distinguer
quatre grandes catégories d’outils. Les outils de coopération de base,
pour communiquer et faire circuler de l’information (mél, visio-confé-
rence.). Les outils de travail partagé (partage d’applications, forum, édi-
tion partagée.). Les outils d’accès au savoir (portails, listes de diffusion,
FAQ, Wiki, moteurs de recherche.). Enfin les outils de workflow, qui
4. Si l’innovation s’accélère, le quotidien et ses routines, la continuité de l’organisation
pour produire n’en disparaissent pas pour autant. Et, éducation, formation., le tempsde la connaissance est aussi le temps long.
permettent le suivi des projets (gestion des tâches, agendas.).
Pour une troisième approche, les externalités de connaissance
jouent un rôle central, par leur croissance massive, avec le caractère diffi-
cilement contrôlable des connaissance codifiées, manipulables comme de
l’information. Le succès ne dépend pas principalement des performances
d’acteurs isolés mais de la performance du collectif. Les TIC systéma-
tisent l’accumulation du savoir, dans des BDD, l’intégration des connais-
sances et leur mobilisation. Elles entraînent une baisse des coûts de
transmission et de reproduction, de stockage et de codification des
savoirs tacites. La tâche est difficile. Pour une large part, le savoir tacite
est local, difficile à expliciter et à codifier, spécifique, difficile à repro-
duire pour obtenir un avantage compétitif. L’intelligence artificielle est
un outil puissant de codification, étendant cette opération à des savoirs
D’une manière générale, dans cette économie de la connaissance,
des communautés de pratiques, communautés professionnelles, voient le
jour, spontanément ou sous l’impulsion du management. Elles jouent un
rôle important. Plus ou moins informelles, transverses et ouvertes, adap-
tées à la créativité, à la confiance, l’échange, la discussion, elles facilitent
la transmission de savoirs tacites, basés sur l’expérience (une part
majeure de l’avoir d’une organisation), dans l’action et les savoirs expli-
cites acquis par la formation. La circulation de cette information crée
effectivement un savoir collectif qui peut servir de base au perfectionne-
ment professionnel et à la résolution de problèmes dans l’action5. La preuve par Thales.
Le groupe Thales, groupe industriel s’il en est, constitue une bonne
illustration des mutations économiques en cours6. Le transfert des connais-
sances métier est vital. Des communautés de pratiques en sont le vecteur
privilégié. Thales fabrique des systèmes d’information, de contrôle des
missiles, des radars, des sonars, des équipements de navigation, etc. Les
activités du groupe Thales s’articulent autour de treize entités couvrant une
trentaine de domaines commerciaux différents, à la fois civils et militaires.
Une galaxie de branches qui partagent certains champs d’expertise, tels
que la recherche et développement logiciel, l’électronique, l’ingénierie et
système, ou encore la logistique. Partant de ce constat, la direction du
groupe a mis en place il y a quelques années des communautés de pra-
tiques visant à favoriser le transfert de connaissances métier. En vue de
faciliter ce processus horizontal de partage d’informations, Thales a décidé
mi-2001 de lancer un projet de gestion des connaissances.
Au centre de cet environnement figure une infrastructure de portail.
Une fois l’architecture déployée, Thales commence par éprouver celle-
ci durant environ trois mois auprès d’une de ses communautés, la com-
munauté logicielle en l’occurrence. À partir de juin 2002, la solution a
5. Michèle Drechsler, Quels changements induits par les TIC pour la formation profes-sionnelle des enseignants face au paradigme du KM et des communautés depratiques ?, Mémoire de DEA, 2003.
6. Antoine Crocher-Damais, JDNet (http://solutions.journaldunet.com), 9 décembre 2002.
été étendue à d’autres domaines, notamment Système et ingénierie et
Amélioration des processus, avec l’objectif de toucher une dizaine de
communautés fin 2002. Au programme des fonctions utilisateur de ces
portails, on compte un moteur de recherche couplé à un mécanisme
d’indexation, ainsi qu’un système de classification – dont la taxonomie
est personnalisable en fonction des problématiques métier de chaque
communauté. Le tout est connecté directement aux bases de connais-
sances et sources de données locales ou centrales de Thales. Qui dit
intranet documentaire verticalisé, dit gestion des droits d’accès et adap-
tation des contenus aux profils utilisateur. Un point que les sites en
question gèrent en se connectant à l’annuaire d’entreprise de Thales par
Les communautés de pratiques existant depuis déjà une dizaine d’an-
nées, les avantages du nouvel outil sont rapidement perçus par les utilisa-
teurs. Son appropriation se serait donc révélée assez rapide. D’emblée, la
gestion des mises à jour est entièrement décentralisée. certaines commu-
nautés allant même jusqu’à utiliser des dispositifs de travail collaboratif.
Qu’en est-il du retour sur investissement de cette initiative ? Au final, la
solution permet avant tout aux équipes de “gagner du temps”, les respon-
sables de la plateforme espérant améliorer encore le retour sur investisse-
ment en déployant des processus métier plus complexes. Coopération et partage
Dans l’industrie, comme le montre l’exemple de Thales, et dans la
recherche, coopération, ouverture et partage constituent le fil conducteur.
Rien d’étonnant à cela puisque la science fonctionne ainsi et qu’elle
occupe une place sans cesse croissante dans la production.
À l’Institut Pasteur on vise à mieux communiquer pour mieux par-
tager le savoir. Employant plusieurs milliers de personnes (2 500 sur le
campus parisien), majoritairement des chercheurs, il est le type même de
l’organisation où le partage du savoir est à la fois fréquent et transversal.
La fondation privée à but non lucratif a donc souhaité tabler sur l’outil
informatique pour faciliter la collaboration de ses équipes (dirigeantes,
administratives et de recherche), et plus particulièrement l’établissement,
via une solution d’agenda partagé, de réunions de travail. Pour quel
bénéfice ? Un gain de temps considérable : l’outil remplace de multiples
Le travail en commun peut également prendre une dimension pla-
nétaire, ainsi dans un espace public de coopération scientifique sur le
génome humain. Un domaine comme la biologie connaît un déluge de
données (protéines en trois dimensions, interactions des molécules.)
qui, s’il signifie changement des modes de production de la connais-
sance et nouvelle qualité dans les généralisations, n’en présente pas
moins un danger de sur-information. La distribution des contributeurs
est maximale et donc l’interopérabilité incontournable. Chacun doit
pouvoir faire des requêtes avancées, rechercher des concepts organisés
hiérarchiquement, naviguer dans des informations avérées à l’aide de
7. Jérôme Morlon, JDNet (http://solutions.journaldunet.com), 24 avril 2003.
liens sémantiques entre des articles. La communauté scientifique qui
travaille sur le génome humain comporte à travers le monde plus de
250 000 chercheurs qui communiquent et publient des ressources. Une
banque de données constitue le point central de cette communauté, qui
en assure le contrôle-qualité. Les avancées de la recherche sont intrinsè-
quement liées à l’existence et au bon fonctionnement, à l’échelle de la
planète, d’un espace électronique de travail dont il est structurellement
nécessaire que l’accès soit libre et gratuit. Si une logique de coopéra-
tion et de partage, pour trouver de nouveaux résultats et les valider,
s’avère pour l’essentiel incontournable.
L’entreprise étendue
La coopération s’étend au-delà des frontières de l’entreprise8. Le
progrès technique et le renouvellement rapide des produits offerts au
public poussent les entreprises à intégrer à leurs activités les phases amont
de R&D et les phases aval d’information et de formation de la demande.
Aujourd’hui, le système productif cherche à orienter la recherche et les
laboratoires. Les universités relaient les financements publics par des
contrats privés supposés traduire les priorités du système productif. Les
universités, en particulier aux États-Unis, sont de plus ne plus immergées
dans un tissu industriel local de start-up, qui participent de la logique de
la production. Symétriquement, les entreprises cherchent à se rapprocher
de leurs clients, à établir un contact direct qui leur permettrait de suivre,
plus précisément que par le passé, l’évolution des goûts et des modes de
vie et surtout d’informer la demande pour la préparer à la consommation
des produits en cours de développement. Or, s’il est nécessaire d’orienter
la recherche – en veillant à ne pas sacrifier la recherche fondamentale
dont les effets à long terme sont à la fois imprévisibles et statistiquement
prévisibles – et de former la demande en raison des coûts croissants de ces
fonctions dans une économie d’information, le circuit long : “recherche-
innovation-production-distribution-demande finale”, est inefficace juste-
ment parce qu’il est trop long. Un circuit plus court et un couplage plus
direct deviennent nécessaires. Des prémarchés se mettent en place dont le
fonctionnement ne va pas de soi, entre des experts qui expliquent et
apportent leur aide, et ceux qui apprennent et font part de leur incompré-
hension, révélatrice des défauts des produits. Des espaces publics numériques éducatifs
Depuis quelques années, l’Éducation nationale est entrée dans une
phase la menant à terme à la banalisation et à la généralisation des usages
des ordinateurs dans les établissements scolaires. De nouveaux services
numériques (intranet, mail, forum, publication de site Web, cours en
ligne.) viennent s’ajouter aux services et usages “traditionnels” de l’in-
formatique avec des postes en réseau local ou autonomes. Un déploiement
massif se heurte encore à des problèmes de cohérences fonctionnelle,
technique (interopérabilité) et organisationnelle. Aux différents échelons
8. Michel Gensollen. Intervention à Autour du libre 2003, “Le libre fournit-il un modèle
de couplage direct entre innovation et usages ?”, www.autourdulibre.org
– établissement, académie, national –, l’objectif est de constituer des
espaces publics de coopération, avec des passerelles entre les uns et les
autres. Chaque enseignant doit avoir ainsi accès à un véritable environne-
ment numérique de travail comportant ses outils, son espace personnel,
les ressources pédagogiques et administratives de son établissement, de
son académie et de son ministère, des documents disciplinaires spéci-
fiques. Il existe un socle de ressources numériques constituées des
“fondamentaux” du savoir. Leurs origines sont diverses : dictionnaires,
encyclopédies, archives audiovisuelles de l’INA, données statistiques de
l’INSEE, dépêches d’agence de presse, œuvres des musées, images satel-
litales. et bien entendu les productions des enseignants. De tels espaces
numériques de travail doivent être ouverts aux différents secteurs de la
communauté éducative (enseignants, élèves, administration), dans les éta-
blissements et à la maison, mais aussi aux parents et aux partenaires
comme les collectivités territoriales. Comme dans les années 1980, où le
développement de la télématique avait forgé le concept d’“entreprise
étendue”, on peut en la circonstance parler d’“école étendue”, la péda-
gogie, relation humaine et sociale, demeurant cependant fondamentale-
ment présentielle. Le numérique s’appréhende ici en termes de
complément, d’apports nouveaux et pertinents, non de substitution. Il va
sans dire que de tels espaces publics de coopération éducative ne sauraient
exister sans des standards ouverts de formats de données et de protocoles
de communication. Toute démarche “propriétaire” est bannie, un ensei-
gnant de génie électronique de l’académie de Créteil devant pouvoir
échanger des fichiers avec son collègue toulousain, quels que soient les
choix opérés par leurs institutions et collectivités locales. Des briques de
base d’infrastructure (systèmes d’exploitation, logiciels serveurs, naviga-
teurs, outils bureautiques) constituées de logiciels libres sont les bienve-
nues. Des interfaces simples doivent permettre de récupérer des
documents, de les utiliser, de les insérer dans des cours ou des exposés.
(La gratuité est la règle pour la communauté éducative). Les coûts d’accès
pour la collectivité qui les finance doivent être raisonnables, les droits
d’usage être précisés en intégrant le fait qu’élèves et enseignants tra-
vaillent dans les établissements scolaires. et à la maison.
Ces espaces numériques vont donner une nouvelle impulsion à la
démarche de ces nombreux enseignants qui mettent gratuitement et libre-
ment sur le Web leurs productions personnelles ou collectives, dans des
démarches de mutualisation, partage et coopération. Ces pratiques, dans
une espèce de “Napster éducatif d’auteurs”, commencent à donner lieu à
des partenariats originaux, regroupant les enseignants et leurs associa-
tions, l’institution éducative, les collectivités territoriales et les éditeurs
traditionnels. On peut faire l’hypothèse qu’ils préfigurent des modèles
économiques nouveaux pour l’édition scolaire9. D’une manière analogue,
un mouvement pour une “publication libre” des résultats de la recherche
voit le jour, afin de sortir d’une situation de hausse continue des prix des
revues imposée par quelques grands éditeurs mondiaux. On peut citer
PloS Biology, qui, après six mois d’existence, rivalise déjà avec les plus
9. Jean-Pierre Archambault, “Édition scolaire : quelle recomposition”, Terminal n° 89,
grandes publications, ou l’annonce récente d’un nouveau titre pour l’au-
tomne par le collectif Public Library of Science. Le libre accès aux résul-
tats de la recherche bouleverse le monde des revues savantes.
Dans des modalités et des espaces divers, une tendance forte à la
coopération se déploie largement. Cependant, dans le même temps, des
phénomènes inverses se développent, qui s’opposent au travail en
commun, qui suscitent des mises en concurrence antinomiques avec la
La guerre du temps
Une contradiction forte se noue autour de la mesure du temps de
travail et celle de la charge de travail. Certains parlent de “guerre du
Il y a d’un côté le temps des activités immatérielles. Les activités
cognitives, avec les temps discontinus des essais-erreurs, des apprentis-
sages, des études, des relations conception-usages. Les activités commu-
nicationnelles faites de confrontations, discussions, coordinations, avec
en filigrane de la confiance ou de la défiance, de la reconnaissance. Les
activités expressives, subjectives et intersubjectives, pour l’identification,
l’affirmation de soi, la parole, l’implication ou le détachement. Aussi les
activités politiques de l’intervention des citoyens-salariés sur les infor-
mations stratégiques qui verrouillent toutes les autres informations.
La création de la valeur découle très largement des synergies entre
les différentes composantes du capital immatériel (compétences, connais-
sances, savoir-faire particuliers, qualité du capital humain, capital clients,
marques.). Comment mesurer le temps des activités immatérielles ?
Leur valeur ajoutée ? En se référant au temps homogène, séquentiel, pré-
visible et prédéterminable du travail industriel, mesuré par les horloges et
les chronomètres ? Mais le temps de l’innovation, de la recherche, de la
prise de décision, de l’initiative face à l’événement imprévu (toutes
choses dorénavant “assistées par ordinateur”) est hétérogène, discontinu,
aléatoire, imprévisible. Il y a quelque part une contradiction entre la
contrainte temporelle et la qualité du produit ou du service.
Si l’économie du savoir est de plus en plus complexe, confrontée à
des problèmes de chiffres, de pertinence des statistiques, s’il faut donc
repenser les normes de la comptabilité traditionnelle, la situation n’en est
pas pour autant inédite. Certains s’expriment en termes de crise du sys-
tème des équivalences qui règle les échanges marchands11. Certes, il est
difficile de quantifier les performances individuelles très dépendantes de
la qualité du collectif et de sa coordination, de mesurer la valeur des
forces de travail et de ce qu’elles produisent. Les capacités sont hétéro-
gènes. La quantité de travail abstrait et le nombre d’unités d’un produit
10. Jean Lojkine et Jean-Luc Malétras, La Guerre du temps, L’Harmattan. 11. N’y a-t-il pas, chez André Gorz (L’Immatériel, éditions Galilée) et d’autres auteurs,
des interprétations de concepts économiques de Karl Marx faisant de ceux-ci des outilsscientifiques mesurant des valeurs (comme dans les sciences physiques par exemple),
alors qu’ils sont des concepts (économiques, philosophiques, sociologiques) permettantde saisir la dynamique et la logique de création des richesses économiques, de leurdéveloppement et de leur appropriation ?
par unité de temps sont globalement encore plus délicats à évaluer que
par le passé. Mais, pour une bonne part, c’était déjà le cas avec les diffé-
rentes catégories d’ouvriers qualifiés, spécialisés, et les ingénieurs et les
techniciens, quand on fabriquait déjà des objets complexes comme les
locomotives électriques, avec des corps de métier et des qualifications
multiples et différents. Il n’y a donc pas, en la circonstance, des argu-
ments pour dire que la connaissance étant difficilement mesurable, elle
n’a pas de valeur et donc qu’elle n’est pas une marchandise. Des choses
peuvent exister sans que l’on soit capable de les mesurer, ou de les expli-
citer (voir théorème d’existence en mathématiques).
Cela étant, la mesure de la productivité informationnelle reste un
réel défi. Par exemple, comment évaluer la charge de travail d’un infor-
maticien, sa productivité ? Sûrement pas en lignes de programmes écrites
par heure, par mois ou par an. La productivité en développement et main-
tenance de logiciel, c’est plus de qualité, de fiabilité, plus de fonctions, et
non plus de lignes-source. Le problème de la productivité du dévelop-
peur est d’abord un problème de coût d’intégration et de maintenance,
car plus on engrange de lignes de code, plus on engendre de temps de
mise au point, de correction et de maintenance, plus on engendre
d’erreurs de programmation, voire de conception. La stratégie essentielle
des entreprises qui fabriquent des logiciels, c’est donc de faire pression
sur les personnels non pour qu’ils fassent plus de lignes de code, mais au
contraire pour qu’ils en fassent moins, mais plus efficientes.
Mais, dans le même temps, pour arracher des affaires sur des mar-
chés très concurrentiels, les commerciaux sous-estiment délibérément le
volume d’heures facturées au client, donc la charge de travail officielle
sur laquelle devront être facturées les dépenses liées à l’affaire. En aval,
les travaux annexes sur les nouveaux logiciels, souvent imprévisibles, ne
peuvent être financés. D’où cette tendance bien connue au sacrifice de la
documentation que l’on “bâcle”. D’où aussi ces délais jamais respectés.
Ainsi que ces pressions pour ce qu’il faut bien appeler du “travail gra-
tuit”, ce travail non rémunéré que l’on emmène à la maison, pour les soi-
rées et le week-end. Avec ce paradoxe qui amène des cadres à réclamer la
pointeuse pour limiter l’allongement de la durée du travail.
Les directions d’entreprise se réfèrent au caractère non prédéter-
miné du temps de travail des cadres et de tous les salariés qui ont une
forte autonomie, qui organisent leur emploi du temps. Elles intègrent la
nature nouvelle du travail aujourd’hui. Mais, dans le même temps, quand
pour des impératifs de rentabilité et de concurrence, elles ont tendance à
nier la complexité croissante du travail, à mesurer sa charge avec les ins-
truments de mesure de la société industrielle, comme si produire un logi-
ciel c’était comme fabriquer un boulon. Exit alors, dans les faits, le temps
nécessaire à la coopération, l’échange, l’interaction informationnelle.
qui caractérisent la production de l’immatériel et de la connaissance.
Quand, en plus, le sens du partage, l’incitation et l’intérêt à colla-
borer, à mettre en commun les connaissances se traduisent concrètement
par des réductions d’effectifs, ou s’accompagnent çà et là d’évolutions
vers des modes de rémunération individualisée et des mises en concur-
rence des salariés, on aura compris qu’il existe des obstacles sérieux à la
nécessaire coopération appelée par la production de la connaissance. Ainsi à l’Inserm. Une histoire de primes à l’Inserm
En toile de fond, crise des vocations, fuite des cerveaux. l’inquié-
tude est réelle quant à l’avenir de la recherche française. Il est vrai que laFrance est en perte de vitesse. Les chiffres sont sans appel12. De 1995 à2000, la croissance moyenne des dépenses de recherche et de développe-ment est, en pourcentages, de 1 pour la France, 1,8 pour la Grande-Bretagne, 3,4 pour l’Europe des Quinze, 5,7 pour les Etats-Unis, 8,2 pourl’Irlande, 9,9 pour le Portugal, 12 pour la Grèce et 13,5 pour la Finlande. Or, ‘clairement, le rendement des investissements est plus faible dans lespays qui investissent le moins. d’où des discussions à l’infini poursavoir si tous les établissements de recherche sont optimisés. la préfé-rence pour commencer à réformer ce qui marche le mieux (le CNRS), caril est tellement plus difficile de s’occuper du reste.”13
À l’encontre du fondement égalitaire de la communauté scienti-
fique, des réponses au manque d’attractivité de la recherche françaisesont apportées. Elles sont marquées du sceau d’une logique de concur-rence. À l’Inserm14, la décision a été prise début 2003 de créer descontrats d’interfaces pour une activité clinique avec un hôpital, qui per-mettent d’offrir à certains chercheurs, une centaine sur 2 300, de substan-tiels compléments de salaires d’un montant de 1 500 euros mensuels surune période de cinq ans. Elle a suscité un mouvement de contestationsans précédent dans l’histoire de cet organisme. Pour le professeurPeschanski, “cette initiative profondément inégalitaire a notamment pourconséquence d’introduire d’énormes différences de salaires entre deschercheurs travaillant au sein des mêmes équipes”. Les contestataires ontécrit au directeur général de l’Institut que sa proposition était “une mau-vaise réponse à une excellente question”. “Avec 2 000 euros par mois àl’embauche et à peine le double en fin de carrière, les salaires des cher-cheurs de l’Inserm sont scandaleux, déshonorants même pour un paysqui se veut à la pointe du progrès scientifiques.” L’initiative est jugéeextrêmement dangereuse pour la vie des laboratoires car “porteuse d’an-tagonismes nouveaux”.
Cette histoire de primes s’inscrit dans l’air du temps, dans la remise
en question du modèle de la recherche publique, de l’enseignant-cher-cheur, de son statut de fonctionnaire, rémunéré pour un service d’ensei-gnement précisément quantifié et une activité de recherche reposant pourune part sur la confiance et la conscience professionnelle. D’une manièreparadoxale, ce modèle, qui a historiquement fait ses preuves et continueà les faire, est remis en question à un moment où la science “envahit” lasphère de la production, et où la mesure du temps de travail devient plusdélicate. Statut social et activité intellectuelle, qu’en dit Tocqueville15 ?
12. Sources : Communauté européenne, Observatoire des sciences et des techniques.
13. Franck Laloë, physicien, directeur du Laboratoire Kastler-Brossel, “Fête ou défaite de
la science ?”, Le Monde, mars 2003
14. Jean-Yves Nau, Pierre Le Hir, Le Monde, décembre 2002
Au milieu du XIXe siècle, on rencontre peu de riches aux Etats-Unis. Les
gens ont besoin d’exercer une profession, qui exige un apprentissage. Les
Américains ne peuvent donc donner à la culture générale de l’intelli-
gence que les premières années de la vie : à quinze ans ils entrent dans
une carrière. Ainsi leur éducation finit-elle le plus souvent à l’époque où
celle des Européens (fortunés) commence. Si elle se poursuit au-delà,
elle ne se dirige plus que vers une matière spéciale et lucrative. On étudie
une science comme on prend un métier. Et l’on en saisit que les applica-
tions dont l’utilité présente est reconnue. En Amérique, la plupart des
riches ont commencé par être pauvres. Presque tous les oisifs ont été,
dans leur jeunesse, des gens occupés. Il n’existe donc point en Amérique
de classe dans laquelle le penchant des plaisirs intellectuels se transmette
avec une aisance et des loisirs héréditaires, et qui tienne en honneur les
travaux de l’intelligence. À méditer. Et si l’activité intellectuelle signi-
fiait, pour donner toute sa mesure, temps, sécurité, stabilité, quiétude
d’esprit, distance avec des contraintes matérielles trop pesantes. Pas
question de préconiser un quelconque retour à l’Ancien Régime !
Comme chacun sait, lorsque les privilèges ne sont plus l’apanage de
quelques-uns, ce ne sont plus des privilèges. Comme le dit Jean-Claude
Guédon, professeur à l’université de Montréal, il s’agit ni plus ni moins
que de “démocratiser la noblesse”16. L’industrie pharmaceutique
Le refus du partage, d’une coopération Nord-Sud, peut prendre des
formes extrêmes, dramatiques. L’industrie pharmaceutique qui, à l’instar
de l’industrie informatique, a des coûts fixes de recherche élevés, et des
coûts marginaux, de production, très faibles, n’en finit plus de se débattre
dans ce “Vietnam”17 qu’a constitué en 2001 le procès de Pretoria, “où l’on
a vu 39 des plus grands laboratoires du monde interdire aux malades afri-
cains du sida l’accès aux trithérapies, au nom de la défense de leurs bre-
vets, avant de reculer devant la réaction outrée de l’opinion publique”17.
Mais, après les attaques du 11 septembre 2001 à New York, des
lettres contaminées au bacille du charbon sont envoyées à des médias et à
des officiels18. Les États-Unis se rendent compte qu’ils n’ont pas assez
d’antibiotiques pour faire face à cette menace, et décident de forcer la
main de Bayer, qui produit le Cipro, pour qu’il baisse ses prix. Pour cela
ils brandissent la menace de la “licence obligatoire”, qui leur permet de
contourner le brevet de la firme allemande. Il y aura cinq morts. Or c’est
précisément pour éviter que l’Afrique du Sud (et d’autres pays à sa suite)
ne prenne des licences obligatoires que les États-Unis avaient soutenu le
procès de Pretoria ! Pour M. Zoellick, représentant des Etats-Unis pour le
commerce extérieur, après Doha, “le problème était que de plus en plus
de pays voulaient obtenir le droit d’importer depuis des pays tiers (…), y
compris des pays disposant d’une industrie pharmaceutique forte. Alors
15. Tocqueville, De la démocratie en Amérique. 16. Autour du libre 2004, Brest, www.autourdulibre.org. 17. Florent Latrive, Libération, 9 avril 2003.
18. Philippe Rivière, journaliste au Monde diplomatique, intervention à Autour du libre
vous étendez cela, l’ensemble des pays qui peuvent disposer de ces privi-
lèges particuliers, à environ 120 pays. Puis certains pays veulent élargir
l’accord à plus de maladies. Vous prenez donc ce qui est censé être une
exception pour des circonstances particulières, vous l’étendez à quasi-
ment tous les pays hors OCDE, puis à toutes les maladies, et au final
vous avez percé un trou dans le régime de propriété intellectuelle19”.
Si ces dérives ont à voir avec le fait que l’industrie pharmaceu-
tique est acculée par “un ralentissement phénoménal de l’innovation –
de moins en moins de médicaments mis sur le marché chaque année,
pour des budgets de recherche toujours croissants”20, elles n’en demeu-
rent pas moins aberrantes. L’industrie pharmaceutique a ainsi tendance
à privilégier les médicaments qui rapportent de l’argent, c’est-à-dire
ceux qui concernent les maladies des riches, la recherche d’une molé-
cule qui soigne “un peu mieux” une maladie pour laquelle il existe déjà
un médicament, et donc un marché, plutôt que d’aller dans une direc-
tion novatrice plus coûteuse. D’où ces dérapages – délirants, mons-
trueux ? – dans la défense des brevets, l’extension de leur durée de vie,
qui offre aux laboratoires des rentes sur le long terme, fascinés qu’ils
sont par le court terme de leurs cours en Bourse. Et si le brevet, dans un
cadre national, permet d’organiser une industrie pharmaceutique, avec
des règles à peu près claires, son extension dans le domaine du droit
international équivaut à accorder aux grandes sociétés pharmaceutiques
la concession d’un monopole mondial. Or le marché des médicaments
est l’un des moins libres qui soient (contrôles nombreux de la puissance
publique, autorisations administratives.). À n’en point douter la
morale et les malades auraient tout à gagner d’une extension des
Coopération, bien commun/concurrence, appropriation privée
La connaissance occupe une place croissante dans les richesses pro-
duites et dans les processus de création de l’ensemble des richesses, ten-
dant à devenir la force productive principale, les produits, travail
cristallisé, devenant connaissance cristallisée. Elle investit l’économie
avec son mode de fonctionnement spécifique, ses besoins intrinsèques de
libertés d’accès, de débat et de diffusion, de validation par les pairs,
d’ouverture, de transparence, de travail en commun. Les connaissances
sont abondantes, inépuisables. Leur usage et leur consommation ne sont
pas destructrices mais, au contraire, créatrices d’autres connaissances. La
connaissance fuit la clôture. D’une manière consubstantielle, pour se
développer, elle a besoin du partage, de l’extension du bien commun et
du bien public. Elle est rebelle à une appropriation privée qui entrave son
mouvement naturel et l’innovation. Une tendance à la coopération, à
l’ouverture s’affirme dans l’économie, l’enseignement, la recherche,
Pour l’essentiel, la science et la connaissance ont toujours été
19. Conférence de presse, 16 janvier 2003, www.ustr.org20. Philippe Pignarre, Le Grand Secret de l’industrie pharmaceutique, éditions La
“libres”, ou presque21. Ainsi les mathématiques sont-elles libres depuis
25 siècles, l’époque où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer
les démonstrations des théorèmes. Or, depuis une cinquantaine d’années,
une tendance inverse est à l’œuvre, de marchandisation de la science,
d’intrusion dans sa sphère des enjeux économiques et des logiques de
concurrence et de court terme, à l’encontre des modes de fonctionnement
et des valeurs traditionnels de la recherche et du monde de la connais-
sance. Elle s’accompagne de ces tentatives institutionnelles (AGCS
notamment) d’inclure dans la sphère des rapports marchands des secteurs
qui lui étaient pour une bonne part extérieurs (santé, éducation, culture).
Ce mouvement s’explique très bien. Il a un caractère de nécessité pour le
monde des marchands. Leur espace traditionnel d’intervention, les biens
industriels, diminue en valeur relative, et non absolue. La part de l’imma-
tériel et de la connaissance dans la richesse créée croît sans cesse, en
valeurs absolue et relative. De marginale au début de la révolution indus-
trielle, la part de la science dans la production des biens matériels, est
devenue au fil du temps plus que largement significative. Au-delà de la
science proprement dite, c’est l’immatériel sous toutes ses formes qui
occupe une place sans cesse croissante dans l’univers économique, d’une
manière accélérée lors des dernières années. Il faut donc pour les mar-
chands conquérir ces nouveaux territoires qui émergent, qui se déve-
loppent rapidement pour occuper dans les décennies à venir une position
hégémonique. C’est peut-être une question de “survie”, à moyen et long
termes, dans le temps long du mode de production. D’où ces affronte-
ments de titans sur la propriété intellectuelle. Ce qui amène Michael
Oborne, responsable du programme de prospective de l’OCDE, à
annoncer que “la propriété intellectuelle deviendra un thème majeur du
conflit Nord-Sud”22, le procès de Pretoria en constituant l’un des premiers
épisodes et signes avant-coureurs. On peut ajouter Nord-Nord également. Une contradiction à l’œuvre
Une contradiction est à l’œuvre, dont le premier terme comporte la
coopération, l’ouverture, le partage, l’extension du bien commun, du
bien public, portés par la nature profonde de la connaissance. Deuxième
terme, la concurrence, les barrières et la fermeture, l’appropriation
privée, l’extension des rapports marchands. Une contradiction secon-
daire, un épisode avec en fin de compte un aménagement du système
économique qui digère la nouveauté ? Ou une contradiction antagonique,
forte, débouchant à terme sur des changements profonds ? C’est ce que
suggère Olivier Blondeau1, qui fait référence à la préface à la
Contribution à la critique de l’économie politique, dans laquelle Karl
Marx écrit : “À une certaine étape de leur développement les forces pro-
ductives matérielles entrent en conflit avec les rapports de production
existants… De forme de développement des forces productives qu’ils
étaient jusqu’alors, ces rapports de propriété se transforment en obs-21. Jean-Pierre Archambault, “L’apport des logiciels libres”, colloque ePrep 2004,
www. eprep.org/Colloque_ePrep2004/Programme04.htm#atelier6
22. Dossier “Le vivant, nouveau carburant de l’économie”, Le Monde Économie, 10 sep-
tacles.” Et il se demande si l’approche du logiciel libre n’est pas une des
illustrations caractéristiques de ce moment-là et voit dans les logiciels
libres une contestation du capitalisme, non pas du point de vue de la jus-
tice sociale, mais de ceux de l’efficacité économique et de l’entrave aux
progrès technologique, culturel et sociétal. Certains caractérisent les logi-
ciels libres comme étant un mode de production, présent dans la société
capitaliste comme celle-ci l’était, progressivement, dans la société féo-
dale depuis le Moyen Âge et la Renaissance, c’est-à-dire bien avant
1789. Les logiciels libres comme laboratoire grandeur nature du futur ?
Les logiciels libres
Les logiciels libres ont à voir de très près avec les problématiques
liées à la marchandisation. Ils sont une modalité pour une bonne part non
marchande, même s’ils donnent lieu à des activités commerciales. Linux
s’est développé hors de l’entreprise, et ce système d’exploitation est mas-
sivement reconnu de par le monde. Un exemple à méditer. Le choix de
solutions libres par les établissements scolaires va à l’encontre de la mar-
chandisation de l’école, dont les coûts importants des licences des logi-
ciels propriétaires et la situation de rentes qui prévaut dans
l’informatique grand public constituent des aspects significatifs. Quand
une administration adopte pour son propre compte l’approche du logiciel
libre pour ses productions logicielles, elle crée les conditions pour être un
acteur à part entière du secteur, et contribue de ce fait à modifier les équi-
libres et les rapports de force existant entre les espaces public, associatif
et la sphère marchande. L’approche des logiciels libres est efficace, au
sens où elle contribue à créer des produits de qualité. Cela ne saurait sur-
prendre puisque le mode de fonctionnement est celui de la recherche
scientifique. Sa réponse en termes de régime de propriété intellectuelle
est originale et innovante, car elle tente de concilier le droit de l’auteur à
une juste reconnaissance de son travail et le droit du public à avoir accès
au savoir, à la culture et à la connaissance. Au moment présent où le
savoir tend à être marchandisé et privatisé, cette réaffirmation d’un droit
inaliénable du public d’avoir accès aux connaissances, conçues comme
un bien commun de l’humanité, est pour le moins intéressante. Nous
avons mentionné précédemment l’émergence de ce “Napster éducatif
d’auteurs”. Il illustre la transférabilité du modèle des logiciels libres à la
La question est bien posée de savoir si l’approche coopérative du
logiciel libre, sa réponse originale en termes de propriété intellectuelle
préfigurent des évolutions fortes en matière de modèles économiques. Une course de vitesse
Servi par chaque nouvelle innovation qui se banalise (haut débit,
compression des données, Wifi.), le mouvement du libre, et plus généra-
lement le monde du numérique, ne cesse de déclôturer. La possibilité
d’exécuter les droits de propriété est en crise malgré les missions
confiées à des magistrats et des avocats pour qu’ils greffent le vieil ordre
sur le nouveau monde. “Il existe une différence cruciale avec le mouve-
ment des clôtures du XVIe au XVIIIe siècle. Le mouvement social qui
défendait les terres communes en 1750 avait toute la modernité de latechnique, de la science, de la puissance urbaine contre lui : il résistait. Aujourd’hui, les tenants des clôtures sont sur la défensive.”23 De nom-breuses voix s’élèvent pour dire que, dans le prolongement des luttes quise sont déroulées autour de la question de la terre ou autour de celle de laproduction matérielle, les grandes luttes sociales et politiques duXXIe siècle porteront aussi sur la question de la propriété intellectuelle etdu savoir, conçu comme bien commun et inaliénable de l’humanité. EtOlivier Blondeau nous invite à nous rappeler que “nous sommes tous etque nous revendiquons le droit d’être des Jean Ferrat en puissance, pom-pant sans vergogne et avec délectation, les vers d’Eluard, d’Apollinaireou d’Aragon pour les murmurer à l’oreille de la femme qu’on aime. Parce ce que ces vers sont aussi nôtres ; ils sont ce qui nous constitue, auplus profond de notre intimité” 24.
23. Yann Moulier Boutang (freescape.eu.org)
24. Olivier Blondeau, “Le droit de savoir”, http://lamaisondesenseignants.com/ rubrique
Serrano Lab Publications 1984-2005 1984 Serrano L.,Diez J.,Avila J.,Maccioni R. "Controlled proteolysis of tubulin with subtilisin: Structural and functional consequences" J.submicrosc.Cytol. 16(1), 55-56 (1984) Serrano L.,Avila J.,Maccioni R "Limited proteolysis of tubulin and the binding site for colchicine" J.Biol.Chem. 259, 6607-6611 (1984) Serrano L.,Avila J.,Ma
NOTA TÉCNICA Recomendação de vacinação contra febre amarela para viajantes com destino ao Brasil Com o objetivo de aumentar a sensibilidade do sistema de vigilância epidemiológica da febre amarela, o Ministério da Saúde implantou, desde 2003, vigilância de epizootias, tendo a morte de macacos como evento sentinela para tal. Esta estratégia se baseia na evidência de que, em g